Nous venons d’apprendre le décès du Professeur Jacques Estève.
Nous sommes tristes, très tristes, mais aussi heureux d’avoir connu cet homme totalement incapable de compromission.
Ancien responsable de l’Unité de biostatistique du Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC), il avait ensuite dirigé le Service de Biostatistiques et Informatique Médicale du Centre Hospitalo-Universitaire des Hospices Civils de Lyon (HCL). Dans les années 1970, il avait soutenu la création d’un groupe pour l’épidémiologie et l’enregistrement du cancer dans les pays de langue latine (GRELL), dont l’objectif était de créer et développer de nouveaux registres dans les pays européens de culture latine. A l’époque et encore aujourd’hui, ces registres étaient surtout développés dans les pays d’Europe du Nord, du fait de leur culture épidémiologique bien ancrée.
Après sa retraite, il continua à partager les fruits de son expérience de la surveillance épidémiologique. Sans doute se nourrissaient-ils de son allergie chronique à toute tromperie ou interprétation hasardeuse de données? Lorsqu’il repérait des petits arrangements avec la bonne conduite scientifique qui risquaient d’obérer la prévention ou la prise en charge de pathologies graves, invalidantes, il ne pouvait se résigner à « passer son tour », quitte à prendre des risques. Avec l’affaire dite des « bébés nés sans bras », il ne l’a pas passé. Notre rencontre vient de là.
Lorsqu’en 2018, sur la foi d’analyses hors sol et entachées d’erreurs, les autorités sanitaires annoncèrent qu’aucun cluster de malformation n’était observé dans le département de l’Ain, Jacques se rapprocha de nous. Grâce à son activité au sein des registres de cancer, il savait l’importance de la parfaite connaissance du terrain: on ne pouvait prétendre produire des données que si et seulement si leur collecte était parfaitement assurée localement. Il ajoutait que le traitement de ces données ne devait pas seulement s’appuyer sur les compétences des seuls statisticiens, on avait aussi besoin des épidémiologistes, des cliniciens, des anatomo-pathologistes, des échographistes, des généticiens, pour les analyser.
C’est ainsi que le Professeur de statistiques est venu au registre et nous a interrogés : il voulait les données brutes, les avis des cliniciens, d’autres biostatisticiens. Il disait qu’il n’était pas grave de se tromper, le tout étant de pouvoir en débattre et, le cas échéant, de le reconnaitre. « Rien de plus sain qu’une controverse », disait-il. Ensemble, nous avons tout repris à zéro et la preuve de l’existence du cluster d’agénésie du membre supérieur dans l’Ain fut démontrée et publiée. Ce fut, nous dit sa fille, son dernier combat.
Il lui aura couté d’immenses déceptions vis-à-vis de personnes qu’il estimait et avaient préféré les feux de la rampe à la probité. Il lui aura valu notre immense respect.
L’équipe du registre Remera
Sa présidente, Dre Elisabeth Gnansia